Auteur: Isolda Agazzi, Responsable de politique de développement chez Alliance Sud, Swissaid/Action de Carême/Pain pour le prochain/Helvetas/Caritas/EPER
Publié mardi 6 décembre 2016 dans « Le Temps »
TiSA: Les négociations patinent
Certaines «annexes» de l’accord entraîneraient de fait une libéralisation de La Poste, des CFF, de Swisscom, de Ruag et de la SSR, qui devraient être gérées selon une approche marchande
L’intention affichée par les négociateurs du TiSA, l’accord étendu sur le commerce de services négocié depuis 2012 par une cinquantaine de pays, dont la Suisse, était de boucler avant la fin de l’année. Une conférence ministérielle était prévue les 5 et 6 décembre à Genève pour conclure l’essentiel de la négociation. Mais le 18 novembre, coup de théâtre: la fin (éventuelle) des négociations est reportée à l’année prochaine et la ministérielle annulée. C’est que de nombreux points d’achoppement subsistent, à commencer par la libéralisation des services publics et la protection des données.
WikiLeaks a révélé que l’UE avait demandé à la dizaine de pays en développement participants de geler leurs services publics de manière irréversible, tels que les télécommunications, la poste, les services environnementaux, l’énergie et l’extraction minière, ou demandé l’interdiction de l’obligation d’engager du personnel local. Cela alors même que l’UE affirme ne pas libéraliser les services publics chez elle. Or, ses requêtes entraîneraient une ouverture desdits services à la concurrence étrangère et à terme, fatalement, leur privatisation.
Libéraliser les services publics?
La Suisse n’est pas en reste. Sous pression de l’UE, dans sa 3e offre révisée, elle a enlevé toute réserve en matière de services publics environnementaux, communaux et cantonaux, et d’études d’impact environnementales (EIE). Elle les soumet ainsi aux clauses de rochet et de gel, qui interdisent de revenir en arrière sur toute régulation. Pourtant la Suisse a toujours affirmé que le TiSA n’allait pas libéraliser les services publics. Or, sa nouvelle offre implique que les politiques communales et cantonales en matière de gestion des eaux usées, des déchets et autres services d’assainissement, soient gelées de façon irréversible. Quant aux EIE, elles ne pourraient plus être obligatoirement confiées à des bureaux d’étude suisses.
Dans la nouvelle offre, et toujours sous pression de l’UE, la Suisse a aussi complètement libéralisé les services des technologies de l’information – une première dans un accord suisse de libre-échange. Elle n’a même pas exclu les systèmes de défense nationale, tels que les systèmes de cyberprotection, alors que cela pourrait poser un risque sérieux pour la sécurité du pays.
Pourtant, quand il s’agit d’accepter les requêtes d’autres pays, l’UE se montre beaucoup plus récalcitrante. C’est ainsi qu’elle n’entend pas accéder aux demandes américaines de libéraliser les «nouveaux services» – ceux qui n’existent pas encore, ou qui sont peu ou ne sont pas régulés. Si le TiSA entre en vigueur et qu’un pays participant n’a pas pensé à les exclure de sa liste d’engagement – la Suisse n’a exclu ni Airbnb, ni les services liés à l’utilisation des drones, par exemple – leur régulation deviendra impossible.
Le rôle public de La Poste en danger
Bien que, dans son offre individuelle, la Suisse n’ait pas pris d’engagement en matière de libéralisation des ex-régies fédérales, certaines «annexes» entraîneraient de fait une libéralisation de La Poste, des CFF, de Swisscom, de Ruag et de la SSR, qui devraient être gérées selon une approche marchande. Certains objecteront que c’est déjà le cas – la fermeture par La Poste de près de la moitié de ses bureaux et le licenciement de 1200 employés vont dans ce sens. Mais si TiSA entre en vigueur, ce genre de processus deviendra irréversible. Si un jour la Confédération décide de renforcer le rôle public de La Poste, elle ne pourra plus le faire.
«L’annexe» sur la transparence permet aux multinationales étrangères de faire du lobbying lorsque des lois ou règlements nationaux, cantonaux et communaux sont en cours de préparation. Si la Suisse décidait d’interdire définitivement les OGM, Monsanto aurait une base légale solide, en droit international, pour s’y opposer et si elle estimait que son droit à être consultée a été violé, elle pourrait essayer de convaincre son pays d’origine de porter plainte contre la Confédération. Là aussi, on objectera que les multinationales commentent déjà les projets de lois en Suisse. Certes, mais pas au niveau de détail prévu par TiSA.
«L’annexe» sur le commerce électronique prévoit la possibilité de transférer les données personnelles à l’étranger. Nos données – bancaires, de santé, sur nos habitudes de consommation, etc. – ne pourraient plus obligatoirement être stockées dans des serveurs en Suisse, mais elles pourraient être utilisées par les multinationales étrangères à leur guise et n’importe où. C’est contraire à la loi suisse sur la protection de la sphère privée. L’UE – soutenue par la Suisse – s’oppose à cette proposition américaine. Mais jusqu’à quand?
En bref, le TiSA entraînerait une «marchandisation» totale des services. Les engagements de certains Etats sur les services d’éducation, par exemple, ne visent pas explicitement à privatiser l’éducation publique. Mais en favorisant l’éducation privée, ils vont entraîner un système éducationnel à deux vitesses où le public est délaissé au profit du privé. Cela vaut la peine de se demander sérieusement si c’est le genre de société que nous voulons.