Pour une fois, ce ne sont pas les syndicats qui s’insurgent contre les délocalisations des entreprises suisses, mais une chercheuse en économie. Suzanne de Treville a mis au point un outil mathématique qui montre que délocaliser coûte bien plus cher que l’on ne pense. Elle a développé un outil, le «Cost-Differential Frontier calculator» promu par l’administration américaine et consultable sur le portail des PME de l’administration suisse. Il permet de montrer les coûts cachés d’une délocalisation.
À contre-courant des délocalisations que connaît l’industrie suisse, et des a priori estimant qu’elles seraient l’unique solution, une petite voix s’élève. Et une fois n’est pas coutume, elle ne provient pas des syndicats, mais d’une professeure de management à la HEC de Lausanne. Formée à l’université d’Harvard, spécialiste de la réduction des délais de production, Suzanne de Treville pose un regard scientifique sur les délocalisations. Et prouve que bien souvent elles coûtent beaucoup plus cher que de revoir le mode de production interne, que ce soit en Suisse ou ailleurs. A l’encontre des idées toutes faites, la scientifique américaine, en Suisse depuis 20 ans après une décennie passée en Finlande, propose un changement de paradigme. Après des années de recherche, elle commence à se faire entendre. Interview.
D’où vient votre recherche sur les délocalisations?
Tout a commencé, il y a longtemps (sourire). Mon doctorat portait sur les réductions des délais dans la production. Une société en bonne santé est celle qui sait répondre aux besoins de ses clients rapidement. J’ai pu montrer que ce n’était pas si difficile de passer de 30 à 3 jours. Jusqu’à la fin des années 90, mes analyses réussissaient à convaincre les managers. Puis ceux-ci ont commencé à me répondre que produire en Chine était beaucoup moins cher. Face aux délocalisations, j’ai voulu trouver un moyen pour leur prouver le contraire.
Vous utilisez un outil d’analyse financière qualitative pour calculer les coûts cachés des délocalisations, notamment l’allongement de la chaîne d’approvisionnement, le Cost-Differential Frontier calculator (CDF), mis au point avec votre collègue Norman Schürhoff, professeur de finance dans le laboratoire OpLab de la HEC…
Exactement. Norman est une star dans son domaine. Et c’est avec lui qu’on a mis en place le CDF qui montre que plus la volatilité (soit les pics de demande par rapport à une médiane) d’un produit est grand, plus la délocalisation coûte chère, car il faut tenir compte des coûts de surproduction, de stockage, ou au contraire de pénurie. On en revient au délai de production (le temps entre la décision de ce qui sera produit et la demande) qui passe dès lors de 100 à 150 jours en moyenne lors d’une délocalisation en Chine par exemple. Mais même en Europe le délai s’allonge. L’autre problème est que la délocalisation coupe le lien entre la recherche et la production. Tout le monde sait aujourd’hui que le transfert de la production signifie une perte de l’innovation. De surcroît, produire ailleurs pose toujours des problèmes, que ce soit de qualité, de communication, de concurrence,… Mais même si on pose cette fausse hypothèse qu’il n’y a pas de perte intellectuelle, que tout le monde parle chinois ou vietnamien, et qu’aucun problème de qualité n’intervient, l’inadéquation entre ce qui est produit et demandé a un coût. Le CDF montre ainsi le montant du rabais nécessaire pour chaque produit pour compenser l’allongement du délai. Et les résultats sont souvent choquants. Ce n’est pas rare que le prix doive être 30% moins chers pour que la délocalisation soit rentable. Et c’est sans compter tous les autres risques, dont ceux que je viens de citer, liés à la délocalisation.
Vous critiquez aussi le réflexe de délocaliser le produit basique pour ne garder que celui à haute valeur ajoutée…
Oui, c’est la solution de management typique. Or si la demande du produit à haute valeur ajoutée est très volatile, il est très avantageux de fabriquer un produit standard dans les creux. Et ce avec les mêmes travailleurs. Ces produits deviennent alors très rentables, autant que dans les produits low-cost finalement. En outre, le coût de l’éventuel surplus de ce produit standard est couvert par le produit innovateur. D’où l’avantage de produire tout à la même place et localement puisque cela permet d’offrir des services en plus, ou de «customiser» (produire sur mesure) l’offre. Et cela vaut pour tous les produits, même des raquettes de tennis. Il faut changer de paradigme. C’est-à-dire que le cerveau est paresseux, et cela se comprend. Quand on considère qu’une unité coûte 44 francs quand on produit en Suisse et 30 francs en Chine, sans réfléchir on va en Chine. Mais le coût de la main-d’œuvre n’est qu’une charge parmi beaucoup d’autres.
Le CDF est aujourd’hui très bien mis en valeur sur le site de l’administration américaine. Son département du commerce l’a mis à disposition de 300000 PME du secteur industriel. Cet outil est également en ligne, mais beaucoup plus discrètement, pour les entreprises suisse sur le portail PME de la Confédération… Qu’en est-il de vos liens avec les entreprises?
Pour l’instant, les politiques portent un intérêt croissant à cet outil. Le monde industriel est moins attentif, mais les contacts entre les entreprises et l’université croissent peu à peu. Car nous souhaitons mettre à disposition nos outils pour leur donner des pistes. En 2015, une cinquantaine d’étudiants ont analysé l’organisation de la production de quatre entreprises métalliques romandes. A l’origine, nous voulions travailler avec des sociétés qui allaient mal, mais celles-ci n’ont pas voulu accueillir d’étudiants, soit parce qu’elles étaient en train de licencier ou qu’elles n’avaient pas le temps. Donc nous nous sommes rabattus sur des entreprises qui allaient bien. Ce qui nous a tout de même permis d’analyser les raisons de leur compétitivité et de leur rentabilité.
Est-ce que vous tenez compte aussi des effets sociologiques et écologiques dans les coûts cachés?
Un poste créé dans l’industrie, permet d’en créer 5 dans la chaîne des fournisseurs, et 3 de plus ailleurs. Car un travailleur consomme davantage de biens et de services qu’un chômeur. Aux Etats-Unis, un tiers des postes de production ont été biffés entraînant des régions alors tout à fait charmantes dans une spirale de pauvreté qui les font ressembler aujourd’hui à des pays en voie de développement. La délocalisation est synonyme de catastrophe sociale, et bien sûr écologique. Ce n’est pas pour rien que l’administration Obama a mis en place un programme de réindustrialisation. Et avec succès.
Propos recueillis par Aline Andrey (interview paru dans L‘Evènement syndical, n°5, le 3 février 2016)