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Les services publics face à l’austérité : la nécessité d’une grève féministe
Par Michela Bovolenta, secrétaire politique au syndicat SSP et collectif grève féministe en 2019.
- L’austérité serait-elle là pour rester ?
Depuis les années 1990 et la montée des politiques néolibérales, les services publics subissent, en Suisse comme ailleurs, des attaques continues sous forme de politiques d’austérité avec comme conséquences une réduction des moyens à disposition pour accomplir les missions du services publics, la privatisation de certaines infrastructures ou tâches ou la suppression de certaines prestations, le plus souvent celles réservés aux couches les plus précarisées de la population. De surcroît le développement nécessaire dans les services publics, notamment en ce qui concerne les tâches de prise en charge des enfants et des personnes dépendantes, se fait au comptes goutte et au rabais.
Dans le canton de Vaud, les budgets de l’Etat ont connu une période déficitaire dans les années 1990 et début 2000. Mais depuis 2005, les comptes de l’Etat de Vaud affichent des bénéfices : 147 millions pour 2017, sans compter la provision de 494 millions de francs que l’Etat a fait pour préfinancer les conséquences de la RIE III vaudoise. La Confédération a également terminé 2017 avec un bénéfice de plus de 9 milliards de francs en forte hausse par rapport au budget. Le personnel de la Confédération s’est pourtant tassé et les dépenses en faveur de la Poste (-1,1 milliards) et de Swisscom (-600 millions)[1] ont été réduites. Pour rappel, le nombre d’Office postaux a passé de 3476 en 1999 à 1323 en 2016 avec un objectif à 800 offices en 2020[2] !
Le retour à des comptes bénéficiaires n’a pourtant pas bénéficier aux services public. Les autorités vaudoises affichent avec satisfaction une hausse des effectifs de son personnel. En réalité il ne s’agit que d’une adaptation des effectifs, notamment dans les écoles, à l’évolution de la population du canton. Ainsi selon les derniers chiffres de Statistique Vaud, le canton a augmenté sa population de 2,1% en 2016, alors que l’Etat annonce une hausse de ses effectifs de 285 postes, dont 150 enseignant-es, soit une croissance de 1,7%.
- A qui profite la politique d’austérité ?
Si l’austérité ne profite pas au service public, à qui profite-t-elle ?
Le canton de Vaud, comme le reste du pays, poursuit une politique volontariste des caisses vides et participe activement à l’accélération de la sous-enchère et de la concurrence fiscale. Alors que nous sommes en plein référendum contre la RFFA, il est utile de souligner que, comme on pouvait s’y attendre, les pertes estimées pour la RIE III vaudoise ont été sous-estimées : ainsi d’après la présidente radicale de l’Union vaudoises des communes, Mme Wyssa, qui vient d’arracher un accord avec le canton pour un versement de 50 millions de francs supplémentaires aux communes, la perte fiscale pour les communes ne serait pas de 130 millions (estimation 2015), mais de 177 millions! Malgré ces pertes, le Grand Conseil vaudois vient de voter une baisse d’impôt sur les personnes physiques de 3 points. Le gain sera très modéré pour lesdites classes moyennes, nul pour les couches de la population les plus défavorisées. Au contraire, la population payera le prix des baisses d’impôts en termes d’une dégradation ultérieure des prestations de services publics.
En même temps, les sommes versées par les sociétés côtés en bourses à leurs actionnaires vont encore augmenter. Depuis 2009, elles ont déjà grimpé de 50%. Par comparaison les salaires réels ont progressé dans la même période de 0,8%.[3] Très clairement, ce sont donc les grandes entreprises et leurs actionnaires qui tirent le billet gagnant.
- Quelles conséquences pour le service public ?
Les pressions budgétaires se traduisent par une dégradation des conditions de travail du personnel tant directement, stagnation et baisse des salaires (souvent réservée aux nouveaux engagements), péjoration des conditions de travail et de retraite, qu’indirectement par la baisse des effectifs qui se transforme en une surcharge de travail permanente pour le personnel en place.
Dans le canton de Vaud, le secteur public a été soumis à des politiques d’austérité à partir des années 1990. Dès 1993, le salaire n’a plus été indexé et une contribution dite de solidarité a été introduite. En même temps, des programmes massifs d’économie ont été mis en place sous le nom d’Orchidée, d’abord au CHUV, puis dans toute l’Administration cantonale et dans le secteur subventionné. A l’époque pour faire passer les mesures on parlait de « faire plus avec moins ». Un objectif fantaisiste que le SSP et les autres syndicats du secteur public avaient dénoncé organisant d’importantes mobilisations.
Cette politique néolibérale a transformé peu à peu le service public : il répond de moins en moins à une logique des besoins ainsi qu’aux principes de l’égalité de traitement et de l’universalité. Il intègre de plus en plus les logiques de concurrence et de rentabilité propres à l’économie de marché : des secteurs comme la santé sont soumis aux lois du profit au détriment de la centralité des besoins de l’être humain.
Le résultat n’est pas seulement une dégradation des conditions de travail et des prestations, mais bien une déshumanisation du travail de soins, comme l’ont dénoncé au mois d’août quatre employées du CMS de Lausanne et comme nous l’entendons tout le temps au syndicat. Voilà ce que dit une uxiliaire de santé : « Je me demande si c’est le moment de quitter cette profession. Ce que j’aime, c’est le contact avec le client. On ne valorise pas notre travail, ni par le salaire ni par la formation continue. On nous presse de plus en plus, on nous surveille, chaque geste est chronométré. Il faut tout noter, justifier le moindre retard de cinq minutes. Mais les soins ne se résument pas à arriver, donner une douche et filer ! » Et sa collègue de poursuivre : « Les gens sont désabusés et c’est dommage. C’est un métier qu’on aime et qu’on fait avec le cœur. Tous ces changements sont sources d’épuisement physique et mental ».[4]
Le cri d’alarme est le même au CHUV : « Ce qui se passe à la maternité est catastrophique. On se retrouve régulièrement avec un manque de personnel en salle d’accouchement », explique un chef de clinique de la maternité du CHUV, qui témoignait dans le 24 Heures de mardi dernier. Dans les années 1990-début 2000, le canton a fermé les services de maternité des petits hôpitaux sous prétexte qu’ils n’avaient pas la taille suffisante pour assurer la qualité, voir la sécurité des patientes. Des résistances avaient bien eu lieu, comme lors de la fermeture de l’Hôpital de Moudon et de sa maternité, où le personnel s’était mobilisé et une poignée de citoyen-ne-s avait lancé une initiative populaire rejeté à 51% des voix en septembre 2000. Aujourd’hui, les maternités sont surchargées, le personnel est constamment sous pression, la qualité de l’accueil et des soins ne peut que s’en ressentir : les maternités des cliniques privées ciblent leur publicité sur le confort et la chaleur humaine d’une petite unité, un confort et une chaleur que seules certaines bourses peuvent se permettre.
Car, la dégradation des services publics ouvre aussi un espace pour le développement de services privés, rentables, notamment dans le secteur des soins. En pleine croissance, le secteur de la santé attire les investisseurs privés. En effet, la santé est un des « secteurs économiques » les plus dynamiques. Au niveau de la Suisse, il est un des principaux employeurs du pays avec environ 400’000 personnes occupées, une croissance de près de 30% en 10 ans.
Dans le canton de Vaud, le secteur de la santé est aussi en pleine croissance, avec 17% d’emplois supplémentaires en quatre ans (contre 7% pour l’économie vaudoise). Les hôpitaux, les EMS, les CMS et les institutions sociales, privées et publiques ensemble, représentent 32’000 emplois en équivalent plein temps, dont trois quarts sont occupés par des femmes.
Faire du bénéfice dans le secteur de la santé n’est possible qu’en dégradant les conditions de travail du personnel et en intensifiant les rythmes de travail.
L’exemple le plus frappant est celui des agences privées qui engagent des migrantes pour s’occuper 24 heures sur 24, d’une personne âgée à domicile. Si leur nombre est encore limité, leur activité est en plein essor, surtout en Suisse alémanique. Le nombre d’agence a passé de quelques unités en 2008 à près de 80 aujourd’hui, et une étude commandée par la Confédération évalue le nombre d’emplois à environ 10’000. Le principe est celui de la location de services avec deux personnes qui se relayent de trois mois en trois mois auprès du patient. La travailleuse est seule et assure une assistance 24 heures sur 24 pour un salaire qui varie entre 1900 et 6500 francs par mois, sans la déduction pour frais puisque la personne habite chez le patient[5]. Les entreprises encaissent en moyenne 10’000 francs par mois. Si on devait appliquer la LTr à l’économie domestique, il faudrait au moins 4 personnes pour assurer un travail 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Ce mode d’emploi, sur lequel des entreprises privées font du profit, est davantage proche du servage que de l’emploi.
Ce modèle de prise en charge privatisé est très répandu dans les pays industrialisés et donne lieu à ce que des sociologues ont nommé la chaîne du travail de care, avec des migrantes qui quittent leur propre famille pour soigner des enfants ou des personnes âgées ailleurs, et qui sont à leur tour remplacées par d’autres personnes pour s’occuper de leurs propres enfants ou parents âgées. La très grande majorité de ces personnes sont des femmes. Tout comme la majorité du personnel des secteurs de la santé, de l’accueil de l’enfance ou du secteur social.
Quels enjeux pour les femmes ?
Les femmes ont une place importante dans les services publics et de façon plus généralement dans le secteur du travail de care. Elles sont triplement impactées par les politiques d’austérité mises en œuvre dans le secteur public : en tant que travailleuses majoritaires dans les services publics, en tant qu’usagères des services publics, mais aussi en tant que fournisseuses de prestations gratuites dans le domaine de la prise en charge et des soins aux personnes dépendantes dans le cercle de la famille
En tant que travailleuses
Les femmes représentent plus de 70% des effectifs dans le secteur de la santé et des institutions sociales, plus de 90% dans l’accueil de jour. Leur part est encore plus grande si l’on exclut les positions de cadres, plus masculines et moins touchés par les mesures d’économies. Pour ne prendre qu’un exemple, les médecins assistants du CHUV sont à 60% des femmes, mais leur part n’est que de 18% parmi les chefs de service et de 0% parmi les médecins Chef de département (au nombre de 9).
En tant que travailleuses, les femmes souffrent de la sous-alimentation des services publics qui a des répercussions sur les salaires, les retraites, les conditions et la charge de travail. Le personnel féminin souffre d’un manque de reconnaissance. Travaillant le plus souvent à temps partiel – c’est le cas de 95% du personnel du CMS de Lausanne dont le taux d’activité moyen est de 60% – ce personnel féminin est soumis à des horaires hyper flexibilisés et coupés, à des plannings fournis au dernier moment et modifié en tout temps. De fait, avec un salaire partiel, le personnel a l’impression de travailler tout le temps, doit se tenir à disposition de son employeur en permanence et perd toute maîtrise de son temps. Le stress engendré, la fatigue sont énormes, et le sont encore davantage lorsque la travailleuse est mère et doit assurer, en plus de son emploi, la prise en charge et l’éducation de ses enfants. Elle se trouve à jongler en permanence entre les impératifs contradictoires de son emploi et de la gestion de sa vie familiale.
En tant qu’usagères
En tant qu’usagères des prestations publics, les femmes sont davantage touchées par des coupes dans les prestations d’aide, car elles sont plus nombreuses à vivre dans la précarité et qu’elles sont surreprésentées dans la population à risque de pauvreté ou pauvre, notamment celles qui élèvent seules des enfants, ou encore celles qui, après une vie de labeur, touchent de maigres retraites. Les femmes âgées constituent la majorité des personnes en EMS et elles constituent les deux tiers des prestataires de PC.
Les femmes ont, aujourd’hui encore, la charge principale des enfants. Ce sont elles qui réduisent leur taux d’activité pour s’occuper des enfants en bas âge.
Si depuis 20 ans le secteur de l’accueil de jour a connu un certain développement, force est de constater que le canton de Vaud souffre toujours d’une insuffisance de places d’accueil tant au niveau préscolaire, en particulier pour les bébés, que pour l’accueil de jour. Avec 21’600 places d’accueil, y compris l’accueil en milieu familial pour 105’000 enfants, le canton affiche un taux de 20 places pour 100 enfants, largement en dessous des recommandations de l’OCDE qui sont de 33 places pour 100 enfants dans l’accueil préscolaire et de 90 places pour 100 enfants dans l’accueil parascolaire. Ainsi si le canton affiche un taux d’accueil de 41%, c’est parce que la majorité des enfants sont pris en charge à temps partiel. Le retard est énorme dans l’accueil parascolaire, où seulement trois écoliers sur dix trouvent une place au niveau cantonal, avec de très fortes disparités entre les régions.
Surtout, l’accueil de jour se construit au rabais tant en ce qui concerne le personnel que les normes de qualité. En ce moment même, une journée de grève et d’action est prévue pour le 13 novembre afin de dénoncer la baisse des normes décidées par l’Etablissement intercommunal de l’accueil parascolaire (EIAP) qui augmente le nombre d’enfants par encadrant de 12 à 15 pour les enfants de 6 à 10 ans et de 15 à 18 pour les 10-12 ans. Cette règle sera souple : une auxiliaire pouvant être seule pour le repas de midi ou la fermeture du soir. Et le taux de professionnelles passera d’un taux entre 80 et 100% aujourd’hui à un taux entre 33 et 50% dès 2019. Qui dit auxiliaire dit salaire plus bas par rapport à une professionnelle.
En tant que fournisseuses de travail de care gratuit
En tant que fournisseuses de travail de care gratuit, les femmes fournissent aujourd’hui encore les deux tiers du travail non-rémunéré dans le cadre des tâches ménagères, de prise en charge et de soins des enfants et des proches. Ce travail représenterait 250 millions de francs, s’il était rémunéré aux prix du marché (selon les estimations de l’OFS).
Or, lorsque, l’Etat supprime ou réduit des prestations, les besoins ne disparaissent pas pour autant et ce sont le plus souvent les femmes qui assument gratuitement ce que l’Etat ne fait plus.
Le développement des services publics est en réalité un élément crucial dans la mise en œuvre de l’égalité dans les faits. Car pour investir davantage de temps dans un emploi rémunéré, la femme doit pouvoir déléguer le travail gratuit de prise en charge des enfants ou des proches en difficulté. Cette mission doit revenir à la collectivité et doit être financée par la collectivité. Si ce n’est pas le cas, ce travail est délégué à des femmes migrantes, sous-payées. L’égalité des unes se fait ainsi au prix de l’exploitation des autres.
Pourquoi une grève féministe ?
En Suisse comme ailleurs, les femmes sont confrontées à un processus vers l’égalité qui stagne, voir qui recule. Au-delà du discours, les femmes n’ont toujours pas de salaires égaux et sont cantonnées à un emploi à temps partiel synonyme de salaire partiel et de rente de misère. Les femmes plus que les hommes se trouvent prises dans ce que certaines féministes, comme Nancy fraser, définissent comme la crise du care.
La remise en cause des services publics par le modèle d’économie néolibérale et financiarisé approfondi la tension et la contradiction entre les sphères productive et reproductive : alors que la division sexuelle du travail continue de structurer la société, les femmes étant encore et toujours assignées en priorité au travail reproductif, les femmes sont de plus en plus exploitées comme manœuvre sous-payée, même lorsqu’elles ont fait des études. D’une manière générale, elles occupent des fonctions subordonnées, les métiers et tâches qu’elles accomplissent sont moins valorisé malgré un discours édifiant sur l’égalité formelle. Dans le secteur du care rémunéré, public ou privé, elles sont majoritaires, mais confrontées à des salaires et des conditions de travail et de retraite dégradées.
Le capitalisme a séparé la sphère productive de la sphère privée. Pourtant le système ne pourrait fonctionner sans le travail gratuit accompli par les femmes dans la sphère reproductive qui comprend le ménage, l’éducation et la prise en charge des enfants, mais aussi les soins affectifs indispensables à faire grandir la prochaine génération de travailleurs et de travailleuses, ainsi qu’à permettre aux adultes de se ressourcer tant physiquement que psychiquement pour être productif. La société délègue aux femmes aussi le gros du travail de soins aux personnes âgées et/ou malades qui ne sont plus productives.
L’égalité impliquerait de développer des services publics qui répondent aux besoins des êtres humain dans un cadre collectif. Or ceci est contradictoires avec une économie néolibérale qui vise le profit maximum. Car pour cela il faudrait non pas réduire, mais augmenter les impôts pour financer des services collectifs offrant de bonnes conditions de travail et de bonnes prestations.
L’égalité impliquerait aussi de réduire de manière radicale le temps de travail dans la sphère de la production pour que chaque personne puisse consacrer davantage de temps aux tâches reproductives. Cet objectif aussi est en contradiction avec une économie néolibérale qui vise à maximiser les profits dans l’immédiat et qui foule au pied le bien commun, le service public, le respect de l’environnement et in fine de la vie même. Les femmes en tant que sujet social se trouve au cœur de cette contradiction. Car, elles sont au centre du dispositif du care. Les femmes ressentent aussi plus que les hommes le tournant autoritaire et la violence institutionnalisée qui vont avec le régime économique capitaliste néolibéral. Ce n’est pas un hasard si les femmes sont à la pointe des mobilisations anti Trump ou anti Bolsonaro au Brésil. La violence, le sexisme dont elles sont victimes sont aussi une expression du patriarcat dans sa forme actuelle et d’une vision autoritaire et conservatrice de la société qui ne peut que malmener les droits des femmes.
Or les femmes, dans leur majorité, aspirent à une société fondée sur l’égalité et la solidarité, sans discriminations, sans sexisme et sans violence et qui respecte la vie, les corps, l’environnement dans lequel nous vivons.
[1] Le Temps, 18.04.2018
[2] Graziano Pestoni, La privatisation de la Poste suisse, syndicom, 2018
[3] Jean-Philippe Buchs, Bilan, 19.09.2018
[4] 24 Heures, 28.08.2018
[5] BSS, 24-Stunden-Betagtenbetreuung in Privathaushalten, Bâle 2016